Système scolaire et système de santé : main dans la main vers le sur-diagnostic et la sur-médication

Le 18 avril 2018, nous avons rencontré trois professionnels œuvrant auprès d’enfants : une psychologue scolaire, un résident en psychiatrie et une enseignante du primaire. En mettant ensemble leurs témoignages, nous arrivons à la conclusion suivante : l’organisation actuelle du système scolaire et du système médical favorise le sur-diagnostic et la sur-prescription médicamenteuse et contribue à la médicalisation de l’enfance. Ces systèmes tendent à mettre complètement de côté l’exploration du vécu subjectif et relationnel des enfants, de leurs parents, des enseignants et des autres acteurs impliqués. Ce texte présente les éléments qui sont ressortis lors de cette rencontre et qui nous ont mené à cette conclusion.

 

Un système qui favorise le sur-diagnostic

Dans le processus de mise en place de ressources pour soutenir l’enfant, son école ou sa famille, le système scolaire favorise le recours aux diagnostics. En effet, si certaines ressources financières ou de personnel peuvent être accordées pour des élèves en difficultés suite à de simples observations en classe, d’autres ressources nécessitent des critères diagnostiques précis pour être débloquées. Une partie du budget des écoles pour aider les enfants en difficultés est donc directement tributaire des diagnostics posés. Il en résulte parfois un phénomène de demande de diagnostic de la part des écoles mais aussi des familles dans la mesure où c’est une voie importante pour obtenir des moyens financiers et donc des ressources pour aider les enfants.

A cette pression du système scolaire en faveur du diagnostic s’ajoute celle du système de santé : le ministère ne demande pas aux pédopsychiatres de faire de la thérapie auprès des enfants mais bien de faire un certain nombre d’entrevues diagnostiques par année, l’enfant étant ensuite souvent renvoyé au médecin de famille pour le suivi du traitement médicamenteux. Combiné à la pression au diagnostic émanant du système scolaire, cela donne lieu à des situations singulières. Dans un exemple qui nous a été rapporté, un pédopsychiatre qui demandait à voir un enfant une deuxième fois pour pousser plus avant son évaluation s’est retrouvé confronté aux parents et à la direction qui venaient faire pression sur lui pour obtenir le diagnostic « refusé » au premier rendez-vous. Dans une autre situation rapportée, les personnes ne se sont tout simplement pas présentées au second rendez-vous et sont allées voir un autre spécialiste chez qui le diagnostic ne serait pas « si difficile à obtenir ».

Dans le système scolaire, les psychologues et les psycho-éducateurs sont les personnes réputées avoir l’expertise pour soutenir le personnel enseignant dans la gestion des enfants ayant des besoins particuliers. Lorsque cela est jugé nécessaire, la direction peut aussi faire appel aux services éducatifs. Composés de psychologues, de psycho-éducateurs, de conseillers pédagogiques, etc., les services éducatifs ont un rôle d’expert et impriment des lignes de pensée et d’intervention au personnel scolaire en ce qui a trait à la gestion des élèves en difficulté. Les services éducatifs donnent ainsi des formations, interviennent dans différents programmes, participent à l’élaboration de plans d’interventions (un plan d’intervention comprend généralement un ensemble d’informations sur la façon dont les adultes devraient agir envers un enfant pour l’encadrer au mieux), etc. La manière de travailler des services éducatifs favorise l’établissement de diagnostics et la mise en œuvre de plans d’interventions.

Dans ce contexte, ce qui est avant tout demandé aux psychologues dans les écoles, c’est de faire des évaluations psychologiques et la pression est forte pour qu’il en ressorte un diagnostic. Le temps qu’ils doivent investir à ce niveau est tel qu’ils sont le plus souvent dans l’impossibilité d’offrir de la thérapie aux enfants en difficulté ou à leurs parents. Évaluer, diagnostiquer et rédiger des plans d’intervention devient le gros du travail du psychologue qui n’exerce pratiquement jamais la psychothérapie à l’école.

Dans ce milieu où l’aide aux enfants en difficulté doit le plus souvent passer par le diagnostic, les enseignants sont mis à contribution. Dès la maternelle, on leur demande de repérer les enfants potentiellement porteurs de l’un ou l’autre trouble psychologique. Concrètement, il leur est demandé de remplir des échelles de cotation afin d’identifier la présence et la sévérité de différents symptômes chez les enfants. Ils participent ainsi au processus d’évaluation diagnostique mené par les psychologues et sont ensuite tenus de suivre les plans d’intervention qui en découlent. L’enseignant se retrouve donc pris avec une tâche double sur ses épaules : d’abord, identifier les symptômes des enfants pour permettre leur diagnostic ; ensuite, contribuer à la bonne application du plan d’intervention. Cela n’est pas sans impact sur la relation aux pairs : un enseignant dont un élève turbulent n’a pas été diagnostiqué risque de se faire reprocher par son collègue de la classe supérieure de ne pas avoir fait son travail.

 

Un système qui favorise la sur-médication

Dans les unités de pédopsychiatrie, de moins en moins d’espace est dédié aux modalités de traitement autres que la médication. Par exemple, la thérapie familiale avait autrefois une place prépondérante dans l’arsenal thérapeutique. Celle-ci n’est aujourd’hui recommandée que dans la minorité des cas, souvent lorsque les interventions médicamenteuses ou psychosociales n’ont pas porté fruit. La pression à médicamenter est telle qu’il arrive que les directions d’école fassent pression directement sur le médecin ou encore sur la famille de l’enfant. Certains parents en ressortent avec l’impression que leur enfant pourrait ne pas être réadmis à l’école s’il n’est pas médicamenté.

D’après notre compréhension, la logique promue par le système scolaire et de santé pourrait être schématisée de la façon suivante. Face à un enfant agité, turbulent ou rêveur à l’excès, le système demande aux enseignants et aux psychologues scolaires de coter des échelles de symptômes afin de poser un diagnostic. En parallèle, des évaluations sont parfois demandées au privé ou en pédopsychiatrie où une médication pourra être prescrite. Un plan d’intervention est aussi rédigé qui vise à définir les meilleures manières d’agir auprès de l’enfant. Il est ensuite attendu des enseignants et des différents intervenants en milieu scolaire qu’ils mettent le plan d’intervention en œuvre au quotidien dans la classe.

Dans cette dynamique, il n’y a aucune réflexion approfondie sur les causes possibles des comportements de l’enfant. En fait, la question de la cause du comportement de l’enfant et des différentes explications possibles aux phénomènes observés n’est jamais sérieusement posée[1]. Cela va de pair avec le discours qui domine actuellement le champ de la santé mentale et des médias où tout comportement dérangeant ou non conforme est ramené à un dysfonctionnement cérébral. Les dynamiques qui consistent à diagnostiquer, médicamenter et encadrer l’enfant à l’aide d’interventions comportementales reposent pour la plupart sur le présupposé que c’est l’enfant qui a un problème ; et que ce problème se situe au niveau de son cerveau.

Dans un tel système, de quel espace les professionnels (enseignants, psychologues, psycho-éducateurs, pédopsychiatres) et les parents ainsi que les directions d’école disposent-ils pour penser ce qui arrive à l’enfant ? Est-il possible, dans ce contexte, de s’interroger sur ce que l’enfant vit dans sa relation à son enseignant, à ses parents, à ses amis ? Y a-t-il une exploration des dynamiques familiales ? Y a-t-il un questionnement sur une possible situation survenue dans l’entourage de l’enfant qui pourrait l’avoir ébranlé, dont il ne parle pas, mais qu’il agit? Y a-t-il une réflexion sur ce qui pourrait sous-tendre les émotions extériorisées par l’enfant : sa rêverie, sa colère, sa tristesse ? Prend-on le temps d’écouter l’enfant, ce qu’il a à dire ? Prend-on le temps de le voir avec ses parents ? D’explorer ce que les parents vivent entre eux et qui pourrait affecter l’enfant à leur insu ? S’interroge-t-on sur le rapport que ses parents ont à l’école, aux enseignants, à la direction et de l’impact que cela peut avoir sur l’enfant?

À entendre les témoignages recueillis lors de cette activité, il nous semble que les enseignants, psychologues, directions d’école, parents, pédopsychiatres et les autres intervenants impliqués au niveau scolaire et médical gagneraient à avoir davantage de marge de liberté afin d’inventer d’autres manières d’accueillir les enfants. Si le système ne fait pas d’emblée cette offre, peut-être serait-il temps de le transformer de l’intérieur.

Le GDAH

 

Note de bas de page:

[1] Depuis quelques années, il est demandé aux psychologues et psychoéducateurs de réaliser des « analyses fonctionnelles » qui ont pour vocation de se pencher sur la cause des comportements. Dans les faits, il semble que les tentatives d’explication soient extrêmement superficielles (par exemple, il est fait état du « besoin d’attention » de l’élève, de sa tendance à « éviter la tâche », etc) ou se contentent de cibler une séquence temporelle (tel comportement est apparu après telle situation) dans l’espoir de trouver une cause au comportement. D’après ce à quoi nous avons eu accès, il ne semble nullement question dans ces « analyses fonctionnelles » de mener une réflexion clinique en profondeur.