Aux membres de la commission sur l’augmentation préoccupante de la consommation de psychostimulants chez les enfants et les jeunes en lien avec le TDAH,[1]
Je suis psychologue de formation, membre de l’Ordre des psychologues du Québec. J’ai une pratique privée de psychologue auprès d’adolescents et de jeunes adultes. Par ailleurs, je travaille comme intervenant clinique au Centre de traitement psychanalytique pour jeunes adultes psychotiques, le 388 (CIUSSS de la Capitale Nationale). Enfin, j’ai aussi travaillé durant trois ans auprès d’enfants de moins de quatre ans et de leurs parents dans l’organisme communautaire « La Maison Ouverte ».
En 2014, interpellés par la déferlante de diagnostics de TDAH au Québec, avec trois collègues (une psychologue, une microbiologiste et un philosophe) nous avons créé un groupe de réflexion et d’action autour de l’enjeu du TDAH et de la médicalisation de l’enfance (voir notre site internet : www.groupegdah.com). Depuis, nous avons fait une revue de la littérature scientifique, donné une conférence à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, une autre à la Maison de la famille de Québec, mis sur pied des rencontres avec des enseignants, psychologue scolaire, résidant en pédopsychiatrie et enfin nous avons rencontré des parents.
UN DIAGNOSTIC QUI RENVOIE À UNE DÉFINITION BIOLOGIQUE QUESTIONNABLE
Je souhaite apporter à la commission des éléments de réflexion en remontant à la source même du diagnostic de TDAH. Le discours qui prévaut actuellement tant au niveau des médias que des professionnels de la santé est que le TDAH serait une condition biologique présente dès la naissance d’un être humain : un trouble neurodéveloppemental d’origine génétique. La prétention de ce discours est d’avoir scientifiquement identifié une cause biologique au TDAH. Or, en toute rigueur, les études scientifiques ne permettent pas d’arriver à une telle conclusion. Il est important de le souligner car cela est curieusement absent du discours tenu en général sur le diagnostic de TDAH. Cette définition biologique qui accompagne le diagnostic correspond à une interprétation de données scientifiques qui en elles-mêmes ne permettent pas d’identifier la cause du TDAH. En effet, le discours le plus répandu réfère aux études génétiques et aux études d’imagerie cérébrale pour justifier la définition biologique du TDAH. Or, aucune étude génétique ne démontre l’origine biologique du TDAH (des liens d’association ont été trouvés ; mais aucun lien de cause à effet). De même, l’observation de spécificités cérébrales n’est pas une preuve de l’origine biologique du TDAH. En effet, on peut observer des spécificités cérébrales chez de nombreux groupes de population (exemple : les musiciens) pour la bonne raison que le cerveau est plastique et évolue en fonction des conditions de vie des personnes. Une lecture à la lettre des études scientifique permet de conclure uniquement que la cause du TDAH demeure inconnue.
UN DIAGNOSTIC QUI DÉTERMINE LA RÉACTION DE L’ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ
Ceci m’amène à attirer votre attention sur le fait que le champ de la santé mentale en Amérique du Nord est actuellement dominé par une conception biologique de la souffrance psychique. Ce n’est pas le cas de plusieurs pays d’Europe et notamment de la Belgique où j’ai fait mes études. En Belgique ou encore en France, le champ de la santé mentale est le lieu de débats intenses entre différentes conceptions de l’être humain : notamment une conception biologique qui est de l’ordre de celle qui domine actuellement le champ du discours psychiatrique au Québec, mais aussi des conceptions autres, qui placent l’expérience subjective comme primordiale dans la compréhension de ce qu’est un être humain : le fait que chaque humain a une sensibilité propre dès la naissance, une capacité à imaginer et à créer, et un vécu singulier lié à une histoire unique.
Ce vécu subjectif, propre à chacun, ne peut être observé de l’extérieur par une évaluation comportementale et ne peut ressortir lors d’une imagerie cérébrale ou d’un test génétique. La seule façon d’avoir accès au vécu subjectif d’un autre humain est que celui-ci nous parle ou l’exprime par une création.
La société québécoise est actuellement traversée majoritairement par ce discours qui, par le biais du diagnostic, tend à ramener tout comportement hors-norme à une pathologie du cerveau. Cela nous amène logiquement sur la pente d’une multiplication des diagnostics puisque dans cette logique, tout comportement qui s’écarte de la normale tend à entrer dans le champ du pathologique. Ce discours, qui se présente comme le seul discours scientifique objectif, est sous-tendu par une certaine conception de l’être humain : il y a là un choix idéologique qui détermine une certaine interprétation des données scientifiques.
Cette interprétation détermine les orientations majeures prises par la psychiatrie et la psychologie aujourd’hui au Québec ; et ces deux disciplines ont une énorme influence sur la société dans son ensemble : parents, enseignants, directions d’école, médias, politiques gouvernementales,… Encore une fois, ce choix idéologique n’est pas celui de toutes les sociétés comme le montre l’exemple de la Belgique ou de la France.
Considérer les comportements d’agitation et d’inattention des enfants comme le résultat d’un cerveau défaillant, c’est non seulement courir le risque de pathologiser tout comportement hors-norme, mais c’est aussi se priver de la possibilité d’offrir un espace d’expression au vécu subjectif des enfants : expression par la parole, par l’art, par le jeu. C’est de plus se priver de réfléchir à ce qui, dans l’environnement de l’enfant, peut le toucher (le vécu d’un parent, d’un professeur, d’un ami) et l’amener, faute d’autres moyens d’expression, à développer différents symptômes : agitation, inattention, anxiété, opposition, etc…
Actuellement, tout ce que les enfants agités ou inattentifs disent ou font tend à être interprété au regard d’une vision biologique de l’humain. L’expert en charge du diagnostic n’a pas pour mandat premier de s’intéresser au vécu subjectif de l’enfant qu’il reçoit : on lui demande avant tout de déterminer si ses comportements relèvent d’une pathologie psychiatrique (ce qui, selon la logique en vigueur actuellement, équivaut le plus souvent à une pathologie du cerveau).
Les experts nous disent qu’il s’agit de poser le « bon diagnostic ». Or, la majorité des diagnostics (trouble anxieux, trouble de l’humeur, trouble du spectre autistique,…) renvoient à des définitions où le biologique est présenté comme une cause du trouble. Comme dans le cas du TDAH, ces définitions ne correspondent pas aux résultats des études scientifiques puisque celles-ci, encore une fois, n’ont pas permis d’identifier de cause biologique précise pour ces troubles. Penser juguler la multiplication des diagnostics de TDAH en alimentant d’autres catégories diagnostiques ne résoudra pas le problème de fond : on continuera de ramener les comportements hors-normes dans le champ du médical et une proportion importante des enfants sera médicamentée.
AU-DELÀ DU DIAGNOSTIC : UN AUTRE ACCUEIL DES ENFANTS
Je suis un clinicien. Je passe mes journées à écouter des patients. Écouter un autre être humain ne va pas de soi. Tout ce que l’on porte en soi de normes, de préjugés, de valeurs est un obstacle potentiel à l’accueil de ce qui dans l’autre est profondément singulier et donc forcément hors normes.
Je m’interroge sur la possibilité de créer des conditions propices à l’accueil des enfants dans ce qu’ils vivent de singulier tout en demeurant dans une interprétation biologique de l’être humain. En effet, comment écouter et accueillir ce qu’il y a d’unique dans l’autre si toute parole ou tout comportement hors-norme risque d’être interprété comme le résultat d’un cerveau défaillant ? Concrètement, il n’est pas nécessaire d’écouter quelqu’un dont le cerveau dysfonctionne, il suffit de lui donner une médication pour pallier son déficit cérébral. C’est ce qu’ont vécu beaucoup des patients psychotiques avec qui je travaille lorsqu’ils ont eu affaire au modèle psychiatrique nord américain. En effet, plusieurs m’ont expliqué qu’à l’hôpital, plus ils parlaient, plus le personnel augmentait leur médication. Dès lors, comment s’étonner qu’ils préfèrent se taire ?
Je crains qu’en tant que société, nous ne prenions la même direction envers nos enfants : les faire taire à coup de médication ou de rééducation comportementale plutôt que les écouter. Que voudrait dire « les écouter » ? Un premier pas consisterait à cesser de les considérer comme des cerveaux plus ou moins bien régulés et à prendre au sérieux leur vécu. Au lieu de penser tout de suite que les enfants ont un problème (cérébral ou autre), il s’agirait de nous remettre en question en tant que société : se peut-il que nous fassions erreur dans notre propre positionnement à leur égard ? Pourrions-nous inventer de nouvelles modalités d’accueil des enfants ? Pour cela, il serait nécessaire de donner une marge de manœuvre aux professionnels de la santé et de l’éducation. Aujourd’hui on demande aux professionnels de faire des diagnostics (identifier le bon trouble cérébral/comportemental) et d’appliquer des plans d’intervention (gérer au mieux les effets comportementaux d’un cerveau défectueux). On ne leur demande jamais d’écouter les enfants et les parents et d’explorer le vécu subjectif de ceux-ci.
Sans nier le substrat biologique de l’être humain, considérer la complexité des expériences de vie et la sensibilité propre de chaque humain devrait nous inciter à conserver un espace d’ouverture et d’interrogation sur ce qui peut être sous-jacent aux comportements d’agitation et d’inattention de nos enfants. Notre société investit aujourd’hui beaucoup d’argent et de temps pour faire des évaluations diagnostiques qui débouchent le plus souvent sur une médication pour l’enfant et qui dictent ensuite aux adultes (parents, enseignants, …) comment se comporter envers lui. Ce faisant, ce qui cherchait peut-être à s’exprimer chez l’enfant à travers des comportements d’agitation ou d’inattention est réduit au silence. Et l’adulte, devenu gardien du bon comportement de l’enfant, est lui-même privé de la possibilité de se remettre en question dans son rapport à l’enfant.
Le Québec semble actuellement coincé dans une compréhension médicale bio-centrée du vécu des enfants. La tenue de cette commission témoigne que cela nous mène vers une impasse (pense-t-on réellement que près d’un quart des jeunes ont un cerveau défaillant comme le voudraient les plus récentes statistiques sur la question ?). Certes, il y a là du sur-diagnostic. Mais il y a aussi une pente glissante plus profonde qui provient de la conception même de l’être humain qui sous-tend l’organisation des soins psychiatriques et psychologiques au Québec. Par ce commentaire, j’espère avoir pu attirer votre attention sur la profondeur de réflexion que requiert la situation des enfants. Une telle réflexion devra se mener sur le long terme ; souhaitons que le travail que vous faites aujourd’hui en commission en soit la première étape.
Merci d’avoir pris le temps de lire ce commentaire,
Jean-Michel Cautaerts
[1] La Commission de la santé et des services sociaux tient actuellement une commission parlementaire sur le thème: « Augmentation préoccupante de la consommation de psychostimulants chez les enfants et les jeunes en lien avec le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) »
Lien vers la commission: http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/csss/mandats/Mandat-40809/index.html
Vous pouvez y prendre connaissance des participants, de leur mémoires et aussi visionner les vidéos de leur passage en commission. Nous soulignons particulièrement le passage en commission de Marie-Christine Brault (professeur agrégée du département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi) qui dénonce la médicalisation de l’enfance, de Jean-Claude St-Onge (philosophe, auteur du livre « TDAH. Pour en finir avec le dopage des enfants ») et du mouvement « Jeunes et santé mentale » qui dénonce la médicalisation des problèmes sociaux des jeunes.
Le GDAH travaille depuis 2014 sur ces enjeux. Nous avons décidé d’envoyer un texte aux députés qui siègent sur la commission par le biais d’une procédure prévue par l’Assemblée nationale (qui permet aux citoyens prendre la parole sous la forme de « commentaire »).