TDAH et société

Contexte social et politique de l’éducation aujourd’hui : ce qui se joue au-delà du diagnostic

On aborde fréquemment les questions reliées à la santé mentale exclusivement à partir du point de vue médical. Mais en toute rigueur, si on désire comprendre le phénomène actuel de médicalisation des comportements humains, il est nécessaire d’en chercher les causes au-delà de ce seul point de vue. L’augmentation fulgurante des cas de tdah dans les dernières décennies trouve une part de son explication dans le type de psychiatrie qui se pratique généralement aujourd’hui, à savoir dans les idées dominantes et le modèle principal servant à expliquer la souffrance psychique . Mais il serait réducteur de voir en ceci la cause unique d’un phénomène qui est de toute évidence particulièrement complexe. Nombreuses sont les causes qui concourent au « phénomène TDAH » ; en s’intéressant plus largement aux déterminants économiques (voir article plus bas), sociaux et politiques de la souffrance psychique, il est possible d’y voir plus clair. Ce texte propose d’approfondir la réflexion en s’intéressant à la question de l’éducation.

Y a-t-il des liens à faire entre l’augmentation des diagnostics de TDAH et la façon avec laquelle on conçoit et pratique l’éducation aujourd’hui ?

Un étudiant peinant à accomplir le travail s’avance vers son professeur et lui explique qu’il a en fait un TDAH encore non diagnostiqué.

Lors d’une rencontre à la garderie ou à l’école, on informe des parents que leur enfant a un niveau anormalement élevé d’agitation, qu’il est impulsif ou encore qu’il semble manquer de concentration en comparaison à la normale du groupe. On leur suggère une évaluation diagnostique.

Sur la base d’expériences familiales ou scolaires difficiles, des parents en consultation avec le médecin de famille demandent un diagnostic pour leur enfant.

La présentation de ces trois « cas » a bien sûr quelque chose de caricatural. Mais on aurait tort pour autant de conclure qu’ils forment des exceptions. En effet, nombreux sont les professionnels de la santé et de l’éducation qui sont fréquemment témoins de situations semblables où les individus finissent par formuler une demande de diagnostic. D’où vient cette demande ?

Deux éléments principaux seront abordés dans ce qui suit. D’abord, voyons dans notre contexte sociopolitique comment notre société conçoit majoritairement l’éducation et comment elle organise cette dernière. Nous pourrons ensuite chercher dans quelle mesure notre contexte social et politique – donc quelque chose qui n’a en fait rien à voir avec une supposée défaillance neurobiologique des enfants – influence la demande de diagnostic de TDAH.

 

Régime politique et conception dominante de l’éducation

« Tout système d’éducation comporte une fin morale, qu’il essaie d’atteindre et qui inspire son programme. Il tend à produire un certain type d’être humain. Cette intention est plus ou moins explicite, plus ou moins réfléchie […]. Dans certaines nations, l’objectif était de former des hommes pieux, dans d’autres de former des guerriers, dans d’autres des gens industrieux ; et il y a un facteur important, toujours présent : le régime politique, qui a besoin de citoyens en accord avec ses principes fondamentaux.[1] »

Ces quelques phrases expriment en toute clarté une idée simple et importante qu’il est pourtant facile d’oublier : chaque régime politique, afin de perdurer dans le temps, tend à produire un certain type d’être humain qui répond à ses exigences et ses besoins. Ainsi, même si cela n’est pas parfaitement conscient et explicite, tout système d’éducation façonne l’être humain en l’orientant d’une façon particulière. C’est pourquoi il n’est pas superflu de s’intéresser plus largement au contexte politique pour éclairer les conditions et les buts de l’éducation actuelle ainsi que la question plus précise du TDAH qui nous occupe.

Le régime démocratique libéral dans lequel nous vivons nous considère tous à la base comme des individus libres et égaux, tributaires des mêmes droits fondamentaux. C’est le postulat initial de nos sociétés libérales. Et nombreux sont ceux qui trouvent de bonnes raisons de s’en réjouir. Ne jouissons-nous pas aujourd’hui d’un niveau de confort inégalé, d’une protection accrue ainsi que d’une vaste sphère d’indépendance individuelle ? On critiquera, et avec raison, tel ou tel aspect du régime actuel ; mais à se situer dans une échelle historique un peu plus large, on en trouvera peu pour regretter les sociétés inégalitaires et hiérarchiques d’Ancien Régime où chaque individu occupait un rôle très déterminé en fonction de son origine familiale. Dans ces sociétés féodales ou monarchiques depuis longtemps disparues en Occident, le destin social de l’individu était d’emblée scellé : le fils du noble sera noble ; le fils de roturier le sera à son tour. Les conditions étaient très inégales et fixaient à chacun une position très claire dans la hiérarchie sociale.

Le contraste avec ce type de régime inégalitaire nous permet d’apprécier la grande indépendance acquise dans nos sociétés modernes. Dans le contexte qui est le nôtre, où il est postulé d’emblée que tous les individus sont libres et égaux en droits, la société n’impose à personne un emploi, une fonction ou un statut particulier. C’est un grand avantage de nos sociétés : l’individu est dans une large mesure libre de déterminer le domaine dans lequel il travaillera et le statut social auquel il aspire[2]. Mais cet avantage vient au prix d’une mise en concurrence des individus. En effet, dans une société où chacun est responsable individuellement de l’élévation de son statut social et économique, les individus se retrouvent de facto en concurrence les uns avec les autres pour l’atteinte des positions les plus rentables ou enviables. À y bien regarder, la société des égaux se traduit en pratique par une relative mise en compétition des égos. Et bien sûr, cela se répercute sur l’éducation et sur ce qu’on exige de l’école.

Cette mise en compétition des individus est accentuée par l’idéologie libérale ou capitaliste qui travaille nos sociétés. L’hégémonie du rentable, du productif et de l’utilitaire impose qu’on le veuille ou non une forte pression sur l’éducation. Cette idéologie capitaliste s’introduit pratiquement à tous les niveaux. Quelques exemples simples pour s’en convaincre :

  1. Il est significatif d’observer le langage entrepreneurial qui envahit le domaine de l’éducation. On désigne de moins en moins les enfants et les jeunes adultes comme des élèves ou des étudiants ; ce sont des clients[3].
  2. Si les étudiants sont des clients, l’école aussi risque d’être mesurée par des règles propres à l’entreprise (rentabilité, utilité, efficacité). L’école-entreprise est censée dans cette logique pourvoir à un service auquel le client s’estime avoir droit. S’assimilant à cette vision économiste, l’école se redéfinit par le seul critère d’utilité et ainsi se tourne toujours plus vers l’exclusive formation du travailleur (éclipsant ce faisant d’autres missions fondamentales de l’éducation qui sont pourtant tout aussi légitimes et importantes, telles que la formation de la personne humaine et du citoyen).
  3. On remarquera que même des disciplines supposément neutres comme la lecture, l’écriture et l’arithmétique portent en elles aujourd’hui les traces de cette idéologie utilitaire et économique. Par exemple, les arguments invoqués pour enseigner l’anglais aux enfants n’ont rien à voir avec le fait de leur transmettre la richesse de l’héritage culturel anglophone. On leur présente plutôt des arguments d’utilité : accès au grand marché mondial des biens et des personnes dont l’outil de communication est bien sûr l’anglais. On ne cherche pas tant à donner accès à Shakespeare, mais au marché.[4]

 

D’où vient la demande de diagnostic ?

Rapportons maintenant les précédentes remarques à la situation de l’école, de l’éducation en général et du TDAH. L’école est sujette à de multiples attentes et exigences qui d’ailleurs ne sont pas toujours compatibles entre elles[5]. Comme on vient de l’évoquer, une des tendances fortes qui travaille aujourd’hui l’école assigne comme but à l’éducation, non pas en premier lieu de former une personne complète, cultivée et libre, mais de produire des travailleurs. L’école se voit investie de la tâche de produire des individus qui pourront efficacement se démarquer dans la compétition économique et sociale du monde du travail. Il va de soi que cela impose une pression importante sur l’ensemble du système d’éducation ainsi que sur les enfants pour répondre à cette exigence de performance.

Mais dans le cas où un enfant ne semble pas se comporter de façon optimale, c’est-à-dire qu’il n’affiche pas les taux de réussite attendus et qu’il semble avoir de la difficulté à s’ajuster au cadre social, il est prévisible qu’une majorité d’éducateurs et de parents voudront trouver des moyens d’intervenir pour que l’enfant modifie son comportement et se conforme davantage aux normes et standards de performance. Nul besoin d’ajouter que cela se fait avec les meilleures intentions des intervenants :« maximiser le potentiel de l’enfant », éviter qu’il prenne du retard sur les autres, éviter la stigmatisation de l’échec, « optimiser les moments où la fenêtre de l’attention est ouverte[6] », etc., tout ceci, bien entendu, dans l’intention sincère d’aider l’enfant à développer tous les outils dont il aura besoin pour se démarquer ou, à tout le moins, pour faire sa place dans le cadre social.

Évidemment, il est absolument capital d’aider les enfants à développer leurs capacités, de les aider à s’insérer correctement dans la société. Mais avant de statuer unilatéralement que le comportement d’un enfant inattentif, impulsif ou hyperactif est avant tout un problème à régler dans l’enfant, à savoir un problème découlant d’une supposée défaillance de son cerveau, nous jugeons qu’il est essentiel d’interroger dans toute sa complexité l’ensemble de la situation vécue par l’enfant. Car il n’est pas toujours malsain qu’un enfant résiste à certains aspects des rapports sociaux qui lui sont imposés ; de la même façon que ce n’est pas nécessairement le signe d’une maladie ou d’un trouble qu’un enfant échoue à se conformer à certaines attentes de performance. Lorsque la route est à ce point brisée que la voiture ne peut plus avancer, ce n’est pas la voiture qu’il faut réparer. Vouloir à tout prix et dans chaque cas qu’un enfant se conforme aux normes sociales est une attitude qui mérite d’être remise sérieusement en question, sachant à quel point l’ordre social est parfois injuste ou inadéquat.  Ce qui est en outre frappant dans le cas du TDAH c’est qu’il ne s’agit pas d’un enfant isolé qui serait réfractaire à l’ordre ; au contraire, ce sont des enfants de plus en plus nombreux. Il est important que les enfants apprennent à vivre les uns avec les autres en société. Mais si tant d’enfants n’y parviennent pas, c’est peut-être que le nœud se retrouve du côté de la société.

Si un diagnostic de TDAH peut aider l’enfant en lui conférant certains avantages scolaires (accès à des psychostimulants et à des mesures d’aide adaptées pour l’aider dans son cheminement scolaire – par exemple, droit à des locaux isolés et plus silencieux pour faire ses examens ainsi que plus de temps alloué pour les compléter, accès à des outils de correction supplémentaires, etc.), il est normal dès lors que la demande de diagnostic vienne de ceux qui se soucient de la performance de l’enfant : des éducateurs et des parents, voire même parfois de l’enfant lui-même. Parmi les étudiants universitaires, et même chez les adultes professionnels, il est significatif  de constater la croissance de la consommation des psychostimulants (surnommés « smart drugs ») pour augmenter les performances cognitives.

Il est en outre un autre aspect lié au cadre idéologique de notre société qui a un impact significatif sur l’école, aspect qui est par ailleurs bien délicat à aborder tant il polarise les sensibilités. Il s’agit de l’idéal même d’égalité qui, lorsqu’appliqué à l’école, engendre en pratique des exigences contradictoires, ou qui à tout le moins impliquent des tensions importantes. Car le terme d’égalité peut vouloir dire dans un premier sens égalité en droit. En suivant ce sens, chaque enfant doit avoir un droit d’accès à l’éducation qui lui permette de faire valoir ses capacités et de développer ses talents. Cette égalité en droit, nous l’avons vu, est parfaitement compatible avec une mise en concurrence des individus et débouche sur des exigences de performances que l’on doit avoir à l’esprit si l’on veut réfléchir adéquatement au « phénomène TDAH ». Mais pris dans un autre sens, l’idéal d’égalité peut aussi être entendu en termes d’égalité des chances, voire même des résultats. Suivre cette logique jusqu’au bout conduit à non seulement déclarer que chaque enfant a un droit d’accès à l’éducation, mais qu’il a également un droit au diplôme ou à la réussite.

Ces différents visages de l’égalité complexifient les missions de l’école démocratique. Car on fera valoir d’un côté que le système d’éducation doit avec rigueur évaluer les savoirs qu’il a pour tâche de transmettre et ainsi octroyer le diplôme uniquement aux étudiants qui l’auront mérité. Mais on rétorquera de l’autre côté que cette forme de méritocratie doit être remise en question, que les difficultés scolaires ne sont pas uniquement le reflet d’un manque de potentiel de la part de l’étudiant, mais qu’elles peuvent trouver leur cause dans des facteurs complètement différents tels que, par exemple, la pauvreté, des instabilités vécues au sein de la famille, des formes d’exclusion ou de violence sociale, etc. Dans cette perspective, l’école doit faire plus que d’offrir un accès égal à chacun, elle doit activement tenter de réparer les inégalités des chances pour que chaque élève ait une réelle possibilité de développer ses capacités. On le voit, sous ces divers visages de l’égalité, l’école se retrouve déchirée par des exigences contradictoires que l’on peut ni parfaitement harmoniser ni abandonner unilatéralement – l’école doit trouver le moyen de s’acquitter de ces deux tâches contraires.

Mais lorsque notre amour pour l’égalité s’emballe trop, la simple constatation que les capacités de chaque enfant ne sont pas équivalentes devient malaisée. Notre soif d’équité et d’égalité nous fait rêver d’un monde où les talents différents de chacun s’équivaudraient au final. Il nous est difficile de ne pas ressentir comme injuste ou discriminatoire que des étudiants se retrouvent bien en-deçà de la moyenne quant à certaines habiletés qui sont particulièrement importantes dans l’évaluation de leur parcours scolaire. Pourtant, que nous soyons inégaux en mathématique, dans nos capacités d’abstraction et de conceptualisation, que certains ne soient pas doués pour la création littéraire ou pour la mémorisation, l’observation la plus élémentaire nous le confirme de façon évidente. Mais cet attachement à l’égalité nous amène à confondre bien des choses en nous empêchant notamment de distinguer clairement entre, d’une part, le niveau des capacités scolaires et, d’autre part, la valeur générale d’un être humain. Soyons clair : les capacités scolaires inégales des étudiants sont une chose, l’égale dignité des êtres humains en est une autre. Que la valeur d’un enfant ainsi que ce qu’il peut apporter de meilleur à l’humanité ne puissent pas se réduire à sa réussite dans le réseau scolaire devrait pourtant être une évidence. Certaines personnes aux capacités intellectuelles particulièrement élevées peuvent avoir fait un parcours scolaire exemplaire sans pour autant qu’on puisse aucunement les considérer comme des modèles de vertu et d’humanité. Inversement, nombreuses sont les personnes qui ont marqué l’humanité par leur bonté, leur courage, leur créativité, leur génie, bien qu’ils ne se soient pas du tout épanouis à l’intérieur du système d’éducation officiel. Mais tout ceci est à ce point confus et sensible que nous en venons parfois à revendiquer pour chaque enfant un droit égal à la réussite dans tous les domaines. On le voit particulièrement dans ces courants pédagogiques de moins en moins marginaux qui tendent à rendre inconcevable de faire échouer un étudiant, interprétant l’échec comme une forme de discrimination ou d’atteinte à l’estime de soi. C’est aussi dans ce contexte qu’intervient la demande de diagnostic, avec l’espoir que les mesures adaptées liées au diagnostic ainsi qu’une médication psychostimulante puissent rétablir le potentiel juste de l’étudiant. Et finalement, il n’est pas si absurde d’anticiper que très bientôt certains revendiqueront littéralement le droit à l’égalité complète des capacités intellectuelles et chargeront la science d’accomplir cette tâche[7].

 

Des enfants chimiquement contenus ?

Complétons brièvement notre portrait par une dernière remarque qui va au-delà d’une préoccupation pour le bien de l’enfant ou de soucis pour ses performances scolaires. De fait, dans plusieurs cas, la demande de diagnostic découle tout simplement d’une exigence qu’on pourrait relier au maintien de l’ordre social. La vie en groupe n’est jamais facile, ceci est vrai de la famille à l’école en passant par la garderie. Vivre ensemble nécessite à l’évidence des règles communes et le maintien d’un certain ordre. Pour faire valoir sa différence et son point de vue particulier auprès des autres, chaque individu doit préalablement assimiler certaines normes et intégrer un cadre collectif, que ce soit à l’école, la garderie ou dans la famille. Une part importante de l’éducation des jeunes enfants consiste ainsi à les introduire adéquatement dans le collectif. L’exercice est plus périlleux qu’il n’y parait : un jeu d’équilibre exigeant se met en place entre, d’une part, la nécessité d’enseigner à l’enfant à se conformer à certaines normes sociales et, d’autre part, préserver et développer l’individualité de l’enfant en évitant de tomber dans la répression de son originalité. Mais une chose est sûre, qu’on parle de famille, de garderie ou de l’école, pour que le groupe fonctionne, l’enfant doit accepter de s’y conformer jusqu’à un certain point, ce qui nécessairement devient pénible par moments à la fois pour les enfants et pour les adultes.

Or, lorsqu’un enfant présente des comportements particulièrement dérangeants pour le groupe, la promesse d’une médication pouvant transformer le « petit monstre » en enfant modèle est plus qu’alléchante. La vocation de professeur n’a jamais été facile, mais elle est particulièrement difficile aujourd’hui. Les classes sont actuellement composées de nombreux étudiants et, dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre, elles sont de plus en plus métissées. Les anciennes normes sociales ne font plus unanimement autorité auprès de ces étudiants comme c’était encore le cas dans un passé pas si lointain. Le professeur peut beaucoup plus difficilement s’appuyer sur l’autorité de normes ou d’idées communes à l’ensemble de ses étudiants pour les aider à apprendre et réfléchir. Plus fondamentalement encore, l’idée même d’autorité est aujourd’hui largement entamée alors que l’on prône l’égalité de tous et la liberté de chacun à n’être soumis à aucune autorité sans y avoir préalablement consenti. De quel droit le professeur tient-il aujourd’hui son autorité ? Que justifie l’inégalité et la verticalité de ses rapports avec les étudiants ? Ces questions sont toutes sauf évidentes à notre époque. Et tout cela se joue bien sûr sur une scène scolaire où les ressources manquent pour encadrer ces multiples enfants qui ont de plus en plus des « besoins particuliers ». Le professeur se retrouve pris en étau : enseigner aux enfants à vivre ensemble, transmettre des savoirs essentiels, initier l’étudiant à la culture, développer chez l’enfant des qualités morales souhaitables, maintenir l’ordre dans la classe, remplir les exigences du programme, adapter son enseignement aux besoins divers de chacun, du surdoué jusqu’à l’élève en difficulté, etc. Pour le pauvre professeur qui essaie de gérer une classe nombreuse et parfois dissipée, le temps et les ressources manquent. Faut-il alors s’étonner qu’on cède en allant au plus efficace, que, pour des raisons d’efficience sociale, on veuille rapidement minimiser les comportements les plus dérangeants. Et si la médication fait cette belle promesse, on comprend aussi que bien des gens de bonne volonté se disent : « pourquoi pas ? ». C’est ainsi que, doucement et parfois animés des meilleures intentions du monde, nous transférons dans le cerveau des enfants des problèmes qui sont liés au cadre collectif. Le diagnostic et la médication deviennent sans que nous en ayons pleinement conscience un outil de contrôle social. Mais, alors que la prévalence des diagnostics de TDAH est passée de 3.4% en 2005 à 8.3% en 2016 – et monte à 11.2% chez les garçons ayant entre 10 et 14 ans – et que cette tendance ne fait que croître, pouvons-nous un seul instant penser sérieusement qu’il est sage de poursuivre collectivement dans cette voie ? Réalisons-nous bien que le cadre social actuel fonctionne parce qu’une part de plus en plus importante des enfants sont chimiquement contenus ?

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Les sirènes chantent l’existence de solutions simples à des problèmes complexes – le premier pas vers la sagesse exige d’apprendre à s’en méfier. Aller au-delà du médicalocentrisme actuel pour comprendre que le « phénomène TDAH » trouve ses multiples causes ailleurs que simplement dans une biologie défectueuse, c’est une étape préalable pour aborder de façon nuancée et critique cette inquiétante vague de médicalisation des enfants. Il nous faut ainsi rééduquer notre regard et apprendre à voir dans les comportements des enfants autre chose que des troubles mentaux. Lorsqu’il est question de santé mentale, ce qui parle à travers le corps de l’humain est souvent en même temps le symptôme d’un état de société. Si nous espérons appliquer les bons remèdes, ayons la rigueur de ne pas nous tromper de diagnostic.

[1] Bloom, Allen, L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, Guérin Littérature, Montréal, 1987, p. 24-25

[2] L’idée libérale de l’individu isolé qui ne doit rien à personne et qui forge entièrement son destin par sa seule volonté est en grande partie un mythe simpliste. Mais la critique de cette idée dépasse largement l’objet du présent texte. Nous l’abordons donc ici non pas pour affirmer sa vérité, mais parce qu’il s’agit de toute évidence d’une idée forte qui exerce une influence importante sur la façon majoritaire de concevoir la société et le développement des individus.

[3] Cette observation n’est pas exclusive au seul domaine de l’éducation et pourrait être étendue à bien d’autres domaines.

[4] On pourrait développer longuement ces remarques en constatant par exemple le statut accordé à la langue française elle-même, largement réduite à un simple outil de communication. De nos jours, la façon avec laquelle on essaie de justifier son apprentissage minutieux auprès des élèves se réduit bien souvent à des arguments utilitaires, c’est-à-dire au final à des justifications qui tournent autour de l’importance de maîtriser l’outil de communication. La langue dans toutes ses dimensions (historique, culturelle, politique, poétique) peut-elle réellement être rabattue et se faire valoir à partir de l’unique paradigme de la communication ? La langue est-elle réductible à un outil au service d’individus désirant échanger des informations ou faire valoir des intérêts – un peu comme l’argent est un moyen d’échanger biens et services ?

[5] Nous reconnaissons bien sûr qu’il y a heureusement dans l’éducation d’autres tendances et idéaux que ceux que nous décrivons principalement ici.

[6] Des enseignants à la maternelle et du primaire (qui ont préférés garder l’anonymat) nous expliquaient lors d’une rencontre que, dans certaines écoles (particulièrement des écoles privées où les élèves font partie des classes socioéconomiques privilégiées), on commence dès la maternelle à s’inquiéter, précisément en ces termes, de ne pas « optimiser » suffisamment les « moments où la fenêtre de l’attention est ouverte » chez l’enfant. Dès ce jeune âge, l’enjeu de maximiser et d’augmenter si possible la concentration et la performance de l’élève est donc déjà présent.

[7] Nous n’en parlons malheureusement pas beaucoup, mais plusieurs biotechnologies actuellement en développement et au potentiel catastrophique risquent de bouleverser complètement notre compréhension de l’humanité. Voici une petite idée de ce qui nous attend et ce sur quoi nous devrons bientôt nous prononcer : séquençage génétique des embryons pour sélectionner les meilleurs dans le but d’éliminer les « défauts » et de maximiser le potentiel intellectuel ; technique de manipulation génétique pour amplifier l’intelligence humaine ; implants cérébraux qui permettent de faire une fusion cerveau-ordinateur et ainsi augmenter les capacités humaines par le biais notamment de l’intelligence artificielle, etc. Si le développement et l’implantation de ces technologies représentent pour plusieurs une vision d’horreur, il s’agit pour d’autres de la voie nécessaire vers l’avenir. Par exemple, la société chinoise investit massivement actuellement dans ces technologies et une part importante de la population chinoise est ouverte à des manipulations génétiques qui amplifieraient l’intelligence de leur progéniture. Dans ce nouvel âge de l’eugénisme, aucun pouvoir ne forcera l’humanité à changer par la violence ou la menace, ce sera les individus eux-mêmes qui revendiqueront le droit à l’augmentation technologique de leurs capacités. Ainsi, le jour où des individus revendiqueront par exemple le droit à un Q. I. élevé n’est peut-être pas si loin.

Industrie pharmaceutique, intérêts financiers et surdiagnostic

Bien comprendre l’augmentation de diagnostics de TDAH à laquelle nous assistons actuellement exige d’en chercher les causes au-delà du simple discours médical. C’est évidemment un phénomène complexe qui trouve ses causes dans une multitude de facteurs.

Parmi les causes importantes que nous ne pouvons ignorer figurent les puissants intérêts financiers de l’industrie pharmaceutique. Il est de première importance de documenter les liens qui unissent économie et santé mentale. Parmi les points qui méritent d’être analysés de façon juste et nuancée figurent les éléments suivants :

  • Quelle est la véritable mission de l’industrie pharmaceutique? Est-ce de soigner avant tout? Ou est-ce de faire de l’argent? L’industrie pharmaceutique figure aux États-Unis depuis plusieurs années parmi les secteurs les plus rentables (titre qu’elle partage avec le secteur bancaire). Tel que le souligne Jean-Claude St-Onge à propos de l’exigence de croissance économique des compagnies pharmaceutiques : « L’élargissement du marché est non seulement un impératif incontournable des multinationales, c’est une obligation inscrite dans la loi. Une compagnie doit maximiser le profit pour ses actionnaires sous peine de poursuites. À ce chapitre, les sociétés pharmaceutiques ne diffèrent pas des autres entreprises. [1]» Dans quelle mesure cette recherche de profit est-elle compatible avec un réel souci de l’humain et de la santé mentale? À cet égard, comment ne pas s’alarmer de voir l’industrie pharmaceutique figurer parmi les plus corrompues aux États-Unis?
  • La psychiatrie est la spécialité médicale qui a le plus de rapports avec l’industrie pharmaceutique et qui est le plus influencée par elle. Quelles en sont les implications? Par exemple, entre 2000 et 2005, le Minnesota était le seul État des États-Unis qui obligeait les compagnies pharmaceutiques à révéler les montants versés aux médecins. Pendant cette période de 5 ans, les montants versés aux psychiatres ont sextuplé, jusqu’à atteindre 1,6 millions, et les prescriptions d’antipsychotiques pour les enfants du Minnesota ont été multipliées par neuf. Les psychiatres qui ont reçu 5000$ et plus de l’industrie pharmaceutique ont en moyenne prescrit 3 fois plus d’antipsychotiques aux enfants que ceux qui avaient reçu moins ou pas du tout d’argent de ces compagnies[2]. Est-ce que l’exemple du Minnesota est un fait isolé ou est-ce en réalité un cas particulier d’une tendance beaucoup plus lourde et généralisée ?
  • L’outil diagnostic qui est actuellement le plus utilisé, à savoir le DSM-V, est le résultat d’un consensus d’experts qui ont pour une large part des conflits d’intérêts financiers avec l’industrie pharmaceutique. En effet, pas moins de 57% des membres de la table de travail pour le DSM-IV se trouvaientt en conflit d’intérêt. Pour ce qui est du DSM-V publié en 2013, c’est 69% des membres qui entretenaient des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique[3].

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Prochainement, nous ajouterons un article approfondi qui se penche sur cette dimension économique entourant les questions portant sur la santé mentale. Notre article visera ainsi à approfondir ces questions et à rassembler la documentation disponible, notamment en tentant d’éclairer la situation particulière qui est la nôtre au Québec.

[1] St-Onge, Jean-Claude, TDAH? Pour en finir avec le dopage des enfants, Écosociété, Montréal, p. 127-128

[2] Gardiner Harris, Benedict Carey, Janet Roberts, Psychiatrists, Children and Drug Industry’s Role in New York Times, 10 mai 2007, <https://www.nytimes.com/2007/05/10/health/10psyche.html&gt;

[3] Lisa Cosgrove, Sheldon Krimsky, A Comparison of DSM-IV and DSM-5 Panel Members’ Financial Associations with Industry: A Pernicious Problem Persists, PLOS Medicine, 9 mars 2012, <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3302834/&gt;